La fissure

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« Comme c’est curieux : des psychanalystes argentins qui votèrent Macri 

signent des pétitions contre Marine Le Pen en France… » 

[un ami de Facebook]

Le vrai clivage aujourd’hui,

il est entre les patriotes et les mondialistes

(Marine Le Pen, discours à Lyon)

 

Ce n’est pas le moment, ni le lieu, de dire pourquoi je n’ai pas voté Macri, par contre je peux dire pourquoi je signe l’Appel des psychanalystes contre Marine Le Pen et pourquoi j’invite mes collègues à le signer aussi et à faire tout ce qui est possible pour empêcher que sa candidature passe au second tour ; même si signer une pétition peut paraître une goutte d’eau dans la mer agitée de la politique française.

Je signe parce que je suis psychanalyste — argentine, française, brésilienne, italienne, colombienne, espagnole ou toute autre — et que, en tant que telle, l’exhortation aux « patriotes » m’épouvante. « On est chez nous » scandaient les sympathisants de MLP à Lyon, en février de cette année. « Il n’y aura d’autres lois, ni d’autres valeurs en France que françaises » leur répondait la candidate. Cette patrie de laquelle parle MLP n’est pas le pays de la psychanalyse auquel j’appartiens, celui auquel j’ai choisi d’appartenir voilà plus de trente ans. « La Patrie est la terre où l’on est né » dit le poète, mais moi j’ai rencontré Lacan à Caracas, dans une Rencontre qui se nommait Internationale et qui fut du Champ freudien et pas du « grand champ des patriotes » auquel convoque MLP.

Je signe maintenant parce que, voilà bien longtemps, j’ai signé la Déclaration de l’École Une, dont les « membres se répartissent en diverses Écoles qui sont le cadre naturel de leur travail quotidien [mais qui] se sentent faire partie d’un même ensemble, partageant les mêmes références et le même destin dans la psychanalyse, constituant un seul et même mouvement mondial. »

Je signe car cette École est « Une, malgré la diversité des langues et des traditions culturelles. Une, en dépit des distances géographiques, Une dans le sens contraire à la tendance naturelle à l’éloignement, à la divergence et à la désagrégation », parce que c’est une École « dont les membres ne réclament à la société aucun privilège d’extraterritorialité sinon de se montrer actif dans la vie quotidienne et dans la vie intellectuelle de son temps pour faire passer ce que la politique lacanienne est susceptible de transmettre à tous et d’avoir une incidence réelle. »

Je signe car cette École où s’inscrit mon travail quotidien ne contient pas dans sa dénomination la marque « Argentine » et parce que ce fut une option largement débattue durant l’année préalable à sa fondation. « Un choix doit se faire entre deux Écoles également possibles », écrivait J.-A. Miller le 13 octobre 1991. « La première est l’École Argentine de Psychanalyse du Champ Freudien. Cela limite son action au territoire national, permet quelques membres étrangers. Le seconde localise la plus grande partie de ses activités en Argentine, mais elle a une composante internationale […] Par exemple elle peut s’appeler École d’Orientation Lacanienne. La première est une École nationale, la seconde est une École internationale de langue espagnole. À l’exception de l’École Brésilienne — et ce, pour les meilleurs raisons — aucune École de l’Association Mondiale de Psychanalyse[« Mondiale par modestie », selon son fondateur] ne contient le nom du pays où se déposent ses statuts.

Je signe parce que, à propos de « l’action lacanienne » j’ai écrit, voilà quelques années, que le fait social, opaque à première vue pour celui qui est habitué à un lien social qui ne nécessite que deux pour exister, peut néanmoins être déchiffré, interprété et, y compris, anticipé. En effet, quand une candidature à la présidence convoque les « patriotes », cela peut se déchiffrer, s’interpréter et aussi, cela permet d’anticiper les conséquences dans le cas où de si « belles paroles » passeraient dans la réalité effective, Wirklichkeit.Sans doute que pour le peuple français auquel s’adresse MLP, patriote évoque les mouvements antérieurs à la Révolution française, les Sans-culottes, la Résistance [c’est ce que m’indique Wikipedia] mais, pour un psychanalyste, la patrie est la terre des pères et, singulièrement, la terre des pères qui demandent le sacrifice. Mourir pour la Patrie !, c’est l’appel qui unit fraternellement un peuple face à l’Autre, le différent, l’étranger ; qui l’offre à l’autel de ces Dieux obscurs qui demandent toujours plus : plus de vie, plus de sang, plus de jouissance. L’appel aux « patriotes » ce n’est pas seulement un appel contre les effets de la mondialisation. Ce n’est pas cette fissure que cherche à mettre en place MLP quand elle dénonce la fin de la gauche et de la droite. Ce ne sont pas là les grands thèmes qui lui donneront des voix. Elle en appelle aux patriotes pour faire vibrer la corde sensible de la famille contre le voisin, celui qui parle une autre langue, qui porte d’autres couleurs, dont Dieu seul saura de quoi il rit et avec quoi il jouit, celui qui par définition est un intrus — si nous nous laissons enseigner par cette charcuterie dans laquelle chacun est destiné à se changer en tranche. Si MLP convoque les patriotes c’est parce qu’elle agite cette paranoïa qui est la base de notre personnalité. Cette paranoïa sait que l’Autre est mauvais, qu’il est suspicieux, que l’on ne peut pas s’y fier, que pour affirmer notre identité il faut rejeter ce « différent » qui toujours menace de s’infiltrer au travers des frontières, déguisé en syrien, en juif, en femme.

Je suis argentine et le 7 avril je ne pourrai pas faire valoir dans les urnes les raisons pour lesquelles je n’accepte pas les 144 engagements électoraux de MLP. Mais je signe l’Appel des psychanalystes à se prononcer contre parce que j’appartiens à l’EOL, à l’AMP, à l’École Une et, aussi, parce que l’enseignement de la psychanalyse c’est de consentir, de supporter, de savoir-faire avec cet Autre, irrémédiablement Autre et dont le rejet conduit au pire.

Aujourd’hui, c’est le 24 mars. C’est le quarante et unième anniversaire du coup d’état militaire en Argentine qui fit 30.000 disparus, des centaines de familles détruites et une société traversée par une fissure difficile à refermer. Que le cri du PLUS JAMAIS ! se propage, aujourd’hui, dans le pays de la psychanalyse.

 

Buenos Aires, le 24 mars 2017

 

 

 

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